150 ans après l’esclavage, sommes-nous libres?

“Où sont vos monuments, vos batailles, vos martyrs? Où est votre mémoire tribale? Messieurs, dans ce gris coffre-fort, la mer, la mer les a enfermés. La mer est l’Histoire.” *

J’ai choisi à dessein, ces vers de Walcott, notre voisin sainte-lucien, prix Nobel de littérature, qui comme nous, partage la mémoire brisée de bouts de nègres, de chinois, d’indiens dépouillés et jetés sur un bout d’île.

Ce soir, puisqu’il faut parler de liberté, de dépendance et de mémoire, je prendrai donc la liberté d’être dépendant des ancêtres que je me serai choisi.

Selon la définition du Robert, un ancêtre “est une personne qui est à l’origine d’une famille, dont on descend”

Le mot “origine” déclenche en moi des turbulences. De quelles racines, de quel arbre sommes-nous les fruits?

Dans ce champ de ruines où trouver nos pères?

Les Amérindiens, premier peuple fier et guerrier, se sont battus pour garder leurs îles, leur liberté et refuser l’asservissement imposé par l’envahisseur.

Ils nous ont laissés dans les entrailles de la terre, et les mots de tous les jours, les traces de leur culture.

Les Africains, importés pour remplacer les Amérindiens ont vécu sous le joug de l’oppression, ils ont perdu leur nom, leur force tribale, leurs repères symboliques et n’ont pu transmettre les valeurs héritées de leurs ancêtres.

L’interdiction qui leur était faite de créer, a empêché la transmission de leur culture par des œuvres d’art. Il n’est pas possible de remonter à la source, de dresser un arbre généalogique.

Nous, Antillais, descendants d’esclaves, avons donc dû nous battre pour nous libérer de l’esclavage et acquérir notre liberté pour ne plus être soumis à des contraintes physiques, à une autorité arbitraire, pour être libres de nos faits et gestes.

Mais force est de constater que nous sommes restés dépendants d’une manière de penser, de vivre de regarder le monde, nous sommes rattachés à une entité culturelle, politique qui nous révèle ce qu’elle veut bien.

“Pour qu’il n’y ait pas de futur, il leur vole leur passé” dit Eduardo GALEANO.

Dans ces ruines, l’artiste doit devenir quêteur d’ombres, quêteur de sens. Il doit tout restituer pour proposer un monde nouveau; produire pour libérer la manière de penser, de vivre, de se regarder.

Il ne faut rien occulter; mais aller à la source, restituer toutes les traces de ce brassage.

Mon exposition en 1970, en noir et blanc (en négatif) est une fresque sur l’esclavage avec son côté avilissant et culpabilisateur; il fallait le dire, l’expliquer surtout aux jeunes, mais ne pas s’y arrêter. Il fallait aller à la recherche des peuples de l’AVANT, des peuples fiers et guerriers, les Amérindiens.

Puis ultérieurement, les signes Amérindiens ont envahi mes images, ont traversé les signes Africains posés dans le tray indou ; ce tray est peuplé d’adornos, chaque adorno est un zémi, un dieu; le tray voyage dans le temps et l’espace de notre caraïbe, il voyage telle une barque, la barque qu’empruntaient les Amérindiens depuis les rives de l’Orénoque ramant d’îles en îles.

Ces signes sont comme autant de membres épars, éparpillés qui pourraient restituer notre être.

Les signes peuvent être rechargés de nos propres espérances, de notre propre tragique.

A mon avis, le rôle de l’artiste,est d’aider le peuple à se regarder dans son propre miroir afin de lui permettre de se retrouver, de rompre les liens culturels imposés par l’autre, d’acquérir sa pleine liberté, et créer un sursaut, une cohésion chez notre peuple métissé.

Car la liberté n’est pas une chose dont on vous fait cadeau, la liberté, il faut la prendre; mais c’est l’homme qui pense avec sa tête à lui qui est un homme libre.

 

*Derek Walkot , The sea is history, p.49,  Star apple kingdom

Intervention de Victor Anicet, le 12 juin 1998 à l’hôtel Frantour des  Trois-Îlets (Martinique)