Restitution

« J’ai donné un nom à chacune d’elles » écrit Christophe COLOMB dans son journal de bord, parlant des Antilles.

Peut-on à l’instar de COLOMB, renommer les choses, les classer selon notre propre vision du monde ? Peut-on parler d’Art Amérindien, de création artistique amérindienne ?

Quelle est la part de l’artiste contemporain vivant dans nos sociétés où volontairement des pans de notre histoire ont été occultés, tronqués ?

Rappelons nous cette citation d’Eduardo GALEANO « Pour que quelque chose n’existe pas, il suffit de décréter sa non-existence »

Il me semble que l’on ne saurait parler, abordant la culture amérindienne, d’art de la Caraïbe plurielle ; mais que de talent, d’habilité manuelle, si nous considérons comme KANT, que le beau doit être distingué de l’utile, que l’œuvre d’art est une beauté libre, celle qui n’est astreinte à aucune fonction qu’au beau lui même.

En effet, ce que nous reconnaissons comme œuvres d’art de la culture amérindienne, n’ont pas été produites en tant que telles. Elles sont la coïncidence du beau et de l’utile, ce que l’auteur précité appelle la beauté adhérente ; c’est à dire la beauté d’un objet soumis à d’autres critères que le jugement esthétique.

Les intentions qui étaient à l’origine des objets furent très diverses : fonctions utilitaires, religieuse ou mythique, intention didactique, support de la mémoire collective, besoin de conjurer les forces extérieures ; car ces peuples en modelant, façonnant des objets utilitaires étaient-ils à la recherche d’une esthétique ? Ne disaient-ils pas plutôt leur manière d’être au monde ?

Ils ont laissé derrière eux un champ de ruines turbulentes – turbulentes parce qu’elles ne cessent de nous troubler, nous interpeller, nous dé-caler, je parle ici, bien sûr, de la notion de temps.

Ces ruines nous décalent par rapport à notre présent. Chaque adorno que nous voyons est une manière de cri. C’est une fenêtre, un passage dans d’autres mondes.

Et c’est au profane, à l’artiste de se métamorphoser, non pas en chaman, mais de se faire quêteur d’ombres, quêteur de sens.

C’est à l’artiste contemporain de pratiquer les rites de passages .La chaîne tragique a été rompue, la fonction de l’artiste est le dévoilement de cet inaperçu ; car l’île est un réservoir de secrets.

Sur nos terres traquées, nous sommes des déportés – le peuple d’AVANT (Amérindien, Caraïbe, Taïnos, Caribe … comme il vous plaira de le nommer) – est lui aussi, sans aucun doute, un peuple de déportés.

Depuis la forêt amazonienne, verticale d’ombres, ils ont déplacé leur horizon au niveau de l’eau, à l’horizontale donc, et ont franchi à bord de gommiers, l’océan pour essaimer nos îles.

Il n’y eut plus alors les grands bois, les oiseaux et le vent. La terre ne bougeait plus de la même façon. Leurs poteries portent les traces de cette nouvelle dimension. Nos îles ont sans doute constitué de nouveaux espaces-temps pour ce peuple de l’AVANT.

Quelles odeurs, quelles épices ont-ils emportés dans leurs gommiers qui butaient sur le fracas des montagnes d’eau, Quelles images ont-ils gardé du silence de leurs grands bois, de leur paysage ?

Et moi un adorno à la main , je voudrais reconnaître – connaître et appréhender. Avoir la clé ; mais ma quête est vaine et dérisoire. Moi, l’artiste, le producteur d’images, je suis au seuil des mondes et je voudrais être le témoin du passage : un passeur. Restituer, non pas reconstituer. Restituer au plus grand nombre de Martiniquais les traces que j’ai cru avoir décelées.

Il y a des lignes à relier, des points à marquer, il y a tant de mondes à explorer dans nos îles. L’artiste doit redistribuer, en de nouvelles donnes, cet héritage d’ombres et de fracas que beaucoup ne connaissent, sauf ceux qui fréquentent les musées. Amener une prise de conscience des jeunes, les inciter à retourner aux sources, rechercher ce qu’il y a de valorisant dans les civilisations des peuples de l’AVANT.

Connaître tous les éléments ( ou composants ) du métissage de ce peuple créole : caraïbe, africain, indien, chinois, européen et leur interpénétration dans notre vécu actuel.

Il faut reconstituer la voile brisée. Tâche gigantesque mais empreinte d’humilité.

Leurs dieux ne sont pas morts, les signes peuvent être rechargés de nos propres espérances, de notre propre tragique.

 « Nos barques sont ouvertes pour tous, nous les naviguons  » E. GLISSANT                                                                       

Empruntons à notre tour les gommiers, hissons la voile mosaïque et allons à la découverte de nos mondes.

Victor Anicet, les arts amérindiens et l’art contemporain, colloque international du 3 au 7 février 1997 au Marin, Martinique