Les maux bleus

Les maux bleux d’Anicet (G.Pigeard de Gurbert)

Victor Anicet a voulu que cette exposition ne soit pas une rétrospective de son oeuvre mais d’abord un hommage à l’oeuvre d’Edouard Glissant chez qui nous sommes, puisque c’est lui qui a inauguré ce lieu et lui a donné son nom. Ainsi c’est lui qui accueille aujourd’hui les oeuvres d’Anicet. La chose est d’autant plus chargée de sens et d’émotion que les oeuvres en noir et blanc présentées dans les « Foudres Edouard Glissant » jusqu’en décembre 2012 sont la reprise ou plus exactement la refonte d’une série tirée de la première exposition d’Anicet, réalisée à la Martinique il y a 42 ans, en 1970, grâce, justement, au concours d’Edouard Glissant. La puissance plastique de ces symboles, la douleur qu’ils transpirent et la beauté qu’ils respirent, avaient marqué si fort Glissant qu’il leur avait donné des titres qui forment comme les fragments d’un poème inédit qui donne ceci : « Ton histoire est en toi sous forme de question / Au commencement les Arawaks les Caraïbes dans leur gommier paisible / Puis du Blanc. » Ou encore « Et ce nègre marron / qui devait rompre le midi quotidien. » Ces titres ont été publiés dans le premier numéro de la revue Acoma.

Si cette série en noir et blanc exhibe les vérités immédiates de la société d’Habitation, elle sécrète plus profondément tout un peuple d’ombres dont les plaintes et les chants montent des entrailles de cette terre. Peuples noirs courbés sous les ferrements de la canne, peuples amérindiens invalidés par la mécanique de l’Histoire, les uns et les autres ressuscités par la magie de l’art. Peuples de « nègres noirs », comme les appelle Glissant, peuple de gommiers la coque en l’air sous le plomb commun d’un « soleil noir », « le soleil noir sur l’horizon » que retrouvera Glissant dans sa Poétique de la Relation. Peuples anonymes, oubliés, échoués, rendus ici à leur impénétrable mystère, à leur profonde beauté.

La stèle réalisée au cimetière du Diamant sur la tombe de Glissant par Anicet qui figure la porte d’un parc à boeufs, vient de cette même série noir et blanc et avait été nommée par Edouard Glissant « Et la présence de l’Est multiple ». Cependant que l’Europe croyait découvrir ce Nouveau Monde et le toiser unilatéralement dans l’unité stérile de son collimateur, elle ne se doutait pas qu’elle-même était vue par ce Far Ouest en train de se dessiner son destin formulé par Glissant : « Et que toi soleil noir du martiniquais devienne raide. »

Mais c’est de l’indécision même des figures que les traits des visages absents tirent leur énergie. Le visage ne devine-t-il pas sa propre absence dans l’écran blanc de la voile du gommier qui a pris sa place ? Cette voile blanche qui, depuis Thésée, signale de loin le retour sains et saufs des proches. L’inquiétude gagnera tout à l’heure lorsque la voile sera noire. Est-ce un instrument de travail qui écrase l’épaule de cette silhouette ? Ne faut-il pas plutôt y voir comme Glissant l’ombre de l’instrument de musique d’un « musicien comme Gélus » sonnant dieu sait quelle messe marronne ? Les marchandes de poissons se trouvent là elles aussi et bien d’autres encore dont on trace les présences sans pour autant les identifier. De même les individualités n’ont pas besoin, pour exister, de se détacher de la communauté. Ces peuples vivent d’une communauté dont le chiffre n’est pas l’unité mais la multitude. C’est pourquoi, soit dit en passant, signer son oeuvre n’est pas du tout pour Anicet une manière de dire « je ne suis pas des vôtres », mais au contraire d’éprouver son appartenance à la communauté composée de sculpteurs, de djobeurs comme de pêcheurs. Du reste, le marin-pêcheur signe pareillement son gommier : les tolets qu’il met tant de soin à sculpter dans du bois-goyave (en-dessous du noeud) et dont dépend son retour en cas d’avarie, portent sa marque inimitable. C’est à ses tolets que tiendront ses rames et sa vie. C’est en ce sens-là qu’Anicet signe ses oeuvres, qui sont ses tolets pour dérivadjer dans l’existence et se mettre au service de la communauté.

Ces figures peintes en noir et blanc qui sont autant de symboles ont pris, depuis 1970, de l’épaisseur et des couleurs. En les imprimant sur des plaques de lave de Volvic, Anicet a enrichi ou compliqué ces formes de la profondeur de la matière, car comme le dit Bachelard dans L’eau et les rêves, « la matière est l’inconscient de la forme. » Cet inconscient de matière qui soulève désormais cette série de signes noir et blanc n’est toutefois pas à interpréter dans un sens subjectif. C’est un inconscient fait de violence politique, historique, géographique et géologique bien plus que de troubles psychologiques. La céramique est un art volcanique.

Anicet est né à l’art par le contact de la matière, ou pour mieux dire des matières, car la matière n’est pas une. Très tôt il a mis les mains dans ses épaisseurs, ses rugosités et ses douceurs, dans ses nuances de mollesse et de dureté, dans sa fluidité ou sa viscosité, expérimentant à chaque fois sous son apparente docilité le caractère intraitable de puissances réfractaires. Je pense bien sûr à l’argile qu’il trouvait au Marigot à l’embouchure d’une rivière où les Amérindiens l’avaient précédé longtemps avant, sans qu’il s’en doutât alors. Il réalisa le précepte de Bachelard selon lequel un enfant doit avoir touché trois matières différentes avant six ans car, écrit-il, « on ne rêve pas profondément avec des objets. Pour rêver profondément, il faut rêver avec des matières. » L’humidité de l’argile donc, mais aussi la dureté lisse du marbre des billes, le poli des tolets ou celui des galets, et la matière chaude et molle du caca. Au Marigot, dans les années 1940, il n’y avait pas de WC et les enfants faisaient en effet leurs besoins au bord de l’Océan perchés sur une branche de raisinier. Ils avaient alors tout le loisir de regarder, de sentir et aussi de toucher le fruit de leur effort. Le doigt s’enfonçait facilement dans cette chose encore chaude sortie de leur corps et créait à mesure des fissures sur les côtés. Les caldeiras n’étaient pas loin… Les enfants de la génération des couches-culottes mesurent mal la grandeur de leur perte : ils n’ont pas vu ni touché leur caca.

Lorsqu’il découvre un peu plus tard, en participant au travail de fouilles du Père Pinchon, les fragments de poteries laissées par les Amérindiens, il est donc déjà sensible aux richesses des matières. Entre la céramique précolombienne et le coco-nèg de terre cuite, la transition est naturelle. L’argile est elle-même plurielle : à Crève-Coeur il y a l’argile huileuse, l’argile réfractaire et la normale, et la question des proportions entre elles est des plus importantes. Anicet nous prévient : « l’argile est une matière plastique qui ne se plaint pas et qui se montre docile en apparence. Mais elle est très susceptible, elle accepte l’agressivité mais il faut la caresser pour continuer. » L’eau aura eu beau faire, « au contact de l’air et du feu, l’argile rendra la violence qu’on lui a fait subir. » On comprend que le séchage est un véritable rituel pour le potier tant le risque que la terre se fende est grand. Il faut s’en occuper, en prendre soin, la placer dans un courant d’air en la tournant régulièrement. Ainsi l’artiste peut-il espérer entrer dans un respect réciproque avec l’argile. Chacun de ses sens est aux aguets : il lui appartient notamment de tendre l’oreille pour s’assurer que la terre ne se fend pas, ce qu’elle ferait en pétant. Il faut enfin veiller au temps de cuisson et à la montée en température. Parfois l’artiste se laisse surprendre et découvre les prodiges que la matière a enfantés en franchissant à son insu le point d’irréversibilité (strictement fixé à 573°). Fille de l’air, de l’eau, de la terre et du feu, la céramique est un art cosmogonique.

Les Caravelles de terre cuite nous imposent la vision de cela même que nous redoutons d’avoir à regarder. Comment ne pas se rendre compte que ces oeuvres ne sont pas tant des objets à voir qui nous laisseraient le paravent de la distance pour en diluer l’horreur, que des épreuves à endurer ? Dans la profondeur invisible de leur flanc gonflé gît l’ombre portée d’un noeud d’indescriptibles garrotés ou censurés, au mieux raturés, mais jamais nommés, et de tant de richesses et d’autant d’innumérables merveilles sacrifiées. Nous le savons, c’est le destin de l’art que de montrer les choses impossibles à regarder et d’amener à la présence les sous-sols oubliés.

Ce ne sont toutefois pas des souvenirs qui sont ici restitués et ce n’est pas non plus l’Histoire qui est récitée ; ce sont des traces délivrées. Le souvenir c’est l’esprit qui retient le passé alors que la trace c’est le passé qui revient. Si dans le souvenir l’esprit garde l’initiative et peut refaire le passé à sa guise, dans la trace l’esprit est plongé dans un monde de revenants. Tels sont les « Projetés » d’Anicet, qui n’ont rien à voir avec une projection qui est un acte de la raison par lequel elle colonise le monde alentour pour y retrouver sa propre image. L’Un et le Même sont les coordonnées naturelles de toute projection. Les Projetés, eux, émanent de la sombre énergie du passé lui-même et fécondent l’avenir de ses virtualités trop longtemps étouffées.

Les Caravelles d’Anicet charroient précisément dans leur sillage la « Vision des vaincus » d’où émerge, à partir du regard enfin posé sur « la présence de l’Est multiple », une présence à soi reposée. Un axe invisible assure en effet l’équilibre improbable de ces Caravelles. Véritables masses d’ombre pleines d’un vide inaccessible et soulevées par les eaux sans fond d’une tragédie qui remonte à la surface, les Caravelles brillent néanmoins de tracés d’or. S’agit-il des ors rapportés par les conquistadors dans les cales tout juste déchargées de leur cargaison humaine ou de la lumière du jour créole enfin ouvert ?

Le dynamisme tellurique des Caravelles et des plaques en noir et blanc atteint un état de concentration extrême dans les Caldeiras qui en sont des solutions saturées. C’est comme si toutes les strates successives de cette terre, avec sa géographie volcanique et ses histoires de séisme, étaient entrées en fusion sous le feu de leur propre violence.

Quant au bleu des Trays, il ne vient pas ici « couper » le tragique du noir et blanc ou des Caravelles, comme on le dit d’un alcool trop fort que l’on coupe avec de l’eau, mais le saturer au contraire.

Ce bleu c’est en effet celui du cimetière Atlantique dont la trace lugubre remonte jusqu’aux côtes de Guinée. C’est peut-être aussi un cousin de l’indigo venu des tissus de l’Afrique sub-saharienne, couverts de signes protégeant la femme enceinte. Ce qui est sûr c’est que les premiers esclaves libres peignaient leur case en bleu. Le bleu encadrait les ouvertures (portes et fenêtres) pour tenir les mauvais esprits à l’extérieur. Mais c’est aussi le bleu de l’esthéticienne qui s’en sert pour faire disparaître les taches : ce qui serait une façon pour l’artiste de revendiquer le droit au rêve dans un monde où la consommation tient lieu de mythologie. C’est encore ce « bleu de rêve » encapsulé dans un petit bout de tissu plongé dans l’eau chaude pour blanchir le linge et qui trace ensuite dans la rivière un sillon évanescent qui ondule jusqu’à la mer. C’est enfin le bleu outre-mer, c’est-à-dire le bleu colonial avec le bleu de l’encre qui patrouille dans les veines de l’écolier. Le bleu Anicet qui synthétise tous ces bleus-là se réalise, davantage que dans le bleu du coup qui se voit sur le corps, dans le bleu au cerveau que l’on nomme en créole an blès. Ce bleu-là est autant une douleur qu’une couleur.

Le tray arrive à la Martinique par les Coulis chez qui c’est encore un tout petit plateau sacré sur lequel on sert le repas végétarien à la déesse invoquée. Il s’y fait des cérémonies de guérison. Anicet a vu ça dans son enfance au Marigot.

La société d’habitation va vite intégrer le tray en l’agrandissant d’abord pour lui permettre de charroyer la canne : c’est sur fond de blasphème que s’opère cette transformation d’un objet sacré en objet usuel. Mais c’est d’abord sous forme de sèche-linge que le tray pénètre dans la société d’habitation. Il servira également à porter le linge à la rivière. A l’occasion il sert de berceau où la mère pose l’enfant pendant qu’elle travaille. Avec la fermeture des usines sucrières et le chômage qui gagne, l’argent se faisant rare, le tray va servir à remplir le vide : le tray se met alors à servir pour le serbi ; le sacrilège est complet. Le potier, il faut le noter, s’y connaît en vide puisqu’il passe son temps à le modeler. Rien alors ne pourra plus empêcher que le tray serve d’étalage aux marchandes de légumes, de pistaches, et autres bonbons-chouval.

Après toutes ces fonctions, que reste-t-il à imaginer que le tray n’ait pas encore connu ? Le Tray d’Anicet n’est ni un objet sacré coordonné par le haut, ni un objet prosaïque rivé sur sa fonction, c’est un objet ouvert, une fenêtre sur le monde qui sédimente ces dimensions successives du tray et leur inocule l’énergie neuve d’un imaginaire marron. Cet espace inconnu déborde de toutes parts l’espace bidimensionnel de la peinture. Les bords évasés du tray ouvrent un espace devant lui qui prend appui sur un fond de signes illisibles. Délivré de l’impératif du sens, puisque la signification en est aujourd’hui perdue, l’étrange bestiaire amérindien qui peuple les trays peut alors libérer sa pure puissance expressive. L’événement plastique ne concurrence pas l’expression mais l’exauce au contraire, s’il est vrai que toute signification profonde périt à la lumière et n’émet que dans l’ombre. On ne prendra donc pas trop vite les muiraquita des Indiens Tupi, appelées à tort « adorno », qui occupent le fond du tray, pour de simples bibelots décoratifs. Dans leur mystère expressif perdu perce encore un trop de force que l’on chercherait en vain à neutraliser en le rangeant dans la catégorie ethnologique de l’amulette. Cette force c’est d’abord et surtout celle d’Anicet chez qui ces peuples qui ont fait de la Martinique ce qu’elle est ne pèsent plus derrière elle comme la malédiction d’un mal incurable mais la nourrissent et la fécondent : « Leurs dieux ne sont pas morts, signale Anicet, les signes peuvent être rechargés de nos propres espérances, de notre propre tragique. » L’art d’Anicet empêche ainsi que des blès deviennent « un mapian, comme disent les nègres de plantations à propos de ces blessures qui ne guérissent jamais » (Chamoiseau). Loin de rester esclave de ces blès, il les recrée pour que nous les redécouvrions non pas devant nous mais au fond de nous projetées.

Suspendus, ou plutôt dressés à la verticale, les maux bleus d’Anicet nous regardent.

Guillaume Pigeard de Gurbert
Martinique, Gros-Morne,
Habitation Saint-Etienne, Foudres Edouard Glissant
vendredi 5 octobre 2012