Victor Anicet ou une venue-en-présence dans l’accordance

Plus que toute autre certainement, l’œuvre de Victor Anicet fait signe vers ce nécessaire et salutaire abouchement avec la culture amérindienne en ce qu’elle est, à la différence de la culture occidentale, venue-en-présence dans l’accordance avec la nature et le monde, avec la terre et la lumière. L’œuvre d’Anicet est donc créole, au sens fort, puisque la parole créole, et tous les langages qui se déploient à partir d’elle, procèdent de l’initiation caraïbe au lieu et au monde caraïbes (qu’on ne peut s’approprier qu’à condition de se laisser prendre (sur-prendre) par lui, comme on dit d’un saisissement). Et Anicet, un Black Karib qui se sait tel.

La langue est la mère de tous les langages. Encore faut-il pour cela l’entendre et s’y faire entendre. Entendre d’abord par cette affirmation que la langue n’est pas seulement la mère de la poésie et des littératures qui peuvent légitimement y prétendre, mais étant plus qu’un simple moyen d’expression, elle ouvre à un monde peuplé des langages qu’elle y a généré. La langue créole est langue de la venue-en-présence dans l’accordance tel qu’il provient de l’écoute de sa parole et de son dire. Cette accordance, elle l’accorde pour ainsi dire au monde, autrement dit à tout ce qui se montre dans la monstruosité de l’apparaître-disparaître qui en cèle par avance le destin. Elle s’accorde au monde dans la simple venue-en-présence et dans la simple présentation de ce qui se présente, chant contre chant, laissant chaque chose et le monde entier des choses à leur libre appartenance à elles-mêmes.

Une telle langue assurément parle un langage pour l’art. Elle le parle de toute sa disposition à accueillir et à recueillir le monde. Avec elle, quelque chose est là en attente, en longue attente d’être peuplé de multiples langages ; quelque chose parle, quelque chose nous parle à quoi il nous appartient de répondre.

Nous sommes tous, à la mesure de nos différents degrés de créolisation, mais toujours beaucoup plus, à n’en pas douter, que nous le pensons ou l’imaginons ordinairement, des Black Karibs. Il n’y a pas d’autre mot que créole / créolisation pour désigner cette venue-en-présence-dans-l’accordance à laquelle procède l’initiation caraïbe au lieu et au monde caraïbe. Il faut bien entendu en admettre l’ambiguïté puisque ce mot accueille encore tout autre chose, qui est de l’ordre de la simple acclimatation (y compris l’acclimatation linguistique et tonale) à ce lieu, et de l’ordre de l’exotisme. Aussi, pour se départir de cette ambiguïté, faut-il se mettre à l’écoute du mode d’habitation que la langue recueille essentiellement, et qui, par définition moins pittoresque que le champ lexical, n’en est pas moins plus parlant, car parlant plus la parole-qui-dit, parlant la parole proprement dit, ceci pour en entendre le son et la vibration et, marchant sur le son, en localiser le site, tout autre que le registre des langues occidentales.

Ce mode d’habitation du parler créole caractérisé comme venue-en-présence-dans-l’accordance, ce n’est pas à l’intérieur de « l’habitation créole coloniale » qu’elle s’expérimente et qu’elle se risque mais en dehors et contre, dans un réel abouchement qui est ouverture, anastomosis, entre africains et faire caraïbe : « voici l’arbre que nous  creusons en le brûlant sur une face de cette manière-ci pour obtenir le canot qui nous emmène sur la mer. Voici la plante qu’il faut découper en son long en fines lanières qu’on peut tresser de cette façon pour fabriquer la nasse qui permet de capturer le poisson ; voici la patate douce pour remplir le ventre, et le manioc dont il faut extraire l’amertume avant de le grager et de le faire cuire pour obtenir la cassave ; voici le kako dont il faut piler les graines après qu’elles eurent séché au soleil et dont la poudre ainsi obtenue mélangée à de l’eau fournit une boisson pour fortifier le corps. Toutes ces plantes, et d’autres encore, on peut les planter l’une à côté de l’autre sur un tout petit carré de terre qu’on aura ouvert par un abatis là-haut sur le morne. Voici le roucou dont on enduit le corps pour le préserver des piqûres d’insectes ; voici les plantes qui font enivrer le poisson dans les rivières ; voici celles, chacune dans son influence, pour guérir la maladie ; voici la terre et voici comment on l’ouvrage et on la fait cuire pour obtenir le canari où iront mijoter dans une bonne pimentade les crabes qui courent dans les mangles tout le long de la mer et le récipient pour recueillir l’eau qui nous tombe du ciel ; voici avec quoi nous construisons nos carbets et voici la paille avec laquelle nous les couvrons ». Et ainsi partout, dans l’espace où ils séjournent, des signes s’accumulent, des gestes se répètent et se transmettent que la langue recueille. Cependant l’interférence caraïbe pour introduire au nouveau séjour n’est pas une interposition en vue d’une mise en valeur et d’un profit à tirer d’un lieu qui se verrait de ce fait converti en milieu, mais une entremise dans le seul dessein de la salutation, et donc de la sauvegarde. Cette inter-férence non directive est par conséquent d’emblée une con-férence qui est cet abouchement, et la venue-en-présence au séjour une accordance, un accord chant contre chant, pouvant aller jusqu’à la connivence, jusqu’à la faculté d’y séjourner les yeux fermés.

Nietzsche dit : « Nous avons l’art, afin de ne pas périr de la vérité ».

Parler de la sorte, c’est reconnaître que la pensée occidentale pratique un langage double, pour ne pas dire un double langage : celui de l’art et celui de la vérité.

Celui de la raison et celui de la déraison, pour ne point même nommer la folie : double face d’un même. Les deux ne sont évidemment pas sur le même plan, puisque le langage du « monde vrai », c’est-à-dire le langage de la rationalité (et pas uniquement celui de la rationalité économique,) se fait à tout instant entendre dans le langage même de l’art, par conséquent dans la création dite « artistique » et précisément parce que « dite » artistique, et cela depuis belle lurette.

L’explication d’une telle contamination réside entièrement dans le fait fondamental suivant : la langue est la mère de tous les langages. Tous les langages en naissent et y retournent de quelque manière. Ainsi, l’art moderne occidental peut-il être vu comme une succession indéfinie de révoltes contre le langage de la rationalité, qui l’a généré, en vue de gagner un territoire propre et de redéfinir un langage propre pour l’art et ce, y compris des « avant-gardes » dont le projet consiste plus à retourner ou à détourner le langage de la rationalité par la caricature, la dérision, la « déconstruction » voire la démesure. Mais si cette confrontation a, sans aucun doute, donné lieu à des jaillissements et à des fulgurances, à trop la soutenir et la perpétuer, le risque, non négligeable pour l’art, est de s’y épuiser au point de finir par se réduire ou par se résoudre à n’être plus que le mime ou le miroir des techniques et des technologies modernes et d’ainsi s’exposer à « périr de (leur) vérité ».

L’ouverture vers un langage artistique propre ne saurait donc procéder d’aucun artifice, d’aucune résolution technique, aussi ingénieux fussent-ils.

Anicet raconte souvent, à qui veut l’entendre, avec gourmandise toujours, et avec une naïveté que je présume feinte, le « hasard » qui l’a mené un jour, au côté du Père Pinchon, gratter le sol du site de « l’Adoration » au Marigot et découvrir, émerveillé, des fragments de poterie amérindienne éveillant ainsi sa passion et sa vocation pour la  céramique. Tel que lui, attentif aux signes, sait mieux que quiconque qu’on ne rencontre jamais que ce qu’on porte déjà en soi, et que ce qu’on croit trouver n’est que ce qui nous a cherché.

Entre le monde et nous il y a la parole qui nous précède et nous y mène, chacune à sa manière, chacune requérant à son tour la dis-position, non le bavardage. « Presse-toi à l’écoute ne t’empresse pas de répondre », dit la parole créole. L’illumination soudaine qui nous étreint, procède alors, en son instant, d’une longue et intuitive écoute qui fait que, lorsque vient la réponse dans le langage approprié, elle répond et correspond au parler de la parole qui sourd en nous. Et vibre alors le juste ton, et juste là, à ce moment là, il nous est permis d’entendre « quelle part d’éternité faire sourdre pour recommencer les choses ».

L’œuvre de Victor Anicet, comme un continuel parler depuis (et puis) l’inspiration première qui l’a vu « gratter le sol » de l’Adoration, (« comment d’un rien peut advenir le Paradis ! »); comme une longue méditation généreuse de la parole du poète qui semble y faire écho : « Le poème, nourris-le avec la terre et le rocher que tu as. Si tu veux trouver plus, creuse au même endroit »…

Monchoachi

Monchoachi, essayiste et écrivain martiniquais